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Comme une cynégétique

Un texte de Franz Kreysler à propos du projet tracé(s), 2012

Les lieux et les objets n’ont pas la capacité à se souvenir, c’est à nous de les faire supports de mémoire(s) et matières à fiction(s).

tracé(s) est un ensemble d’occurrences du travail mené par Leila Sadel en résidence Écritures de lumière à l’artothèque de Pessac durant une année. Parcours de l’espace urbain, blog, souvenirs, discussions, expositions et édition, on pourrait qualifier cette démarche d’éponyme, tant il s’agit pour l’artiste de suivre les modulations d’un rhizome temporel et géographique qui croît plus on le parcourt, et de nous en délivrer un tracé parmi la multitude.

1 – Le monde est tout ce qui a lieu.
1.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses¹

des volets verts jade entrebâillés derrière un grillage — de la peinture rose maculant une façade de ses coulures — la carrosserie marron d’une Renault cinq tutoyant le mur d’un jardin — un zèbre en plastique les quatre fers en l’air sur un toit de tôle ondulée — un caillebotis disproportionné posé sur le gazon devant un magnolia — deux marques blanches au sol délimitant un emplacement — quatre statues en conciliabule au milieu d’une décharge sauvage — un container métallique bleu posé au bord d’une prairie se reflétant dans l’eau d’un réservoir improvisé

Les images de tracé(s), qu’elles soient les dernières en date sur le blog, ou celles choisies pour l’édition, sont à première vue la représentation de lieux vides, habités d’objets colorés, épars, nombreux et très présents. Pourtant ce qui est photographié ici par Leila Sadel ce n’est pas ces lieux et ces objets, mais bien les gestes, les intentions volontaires ou non, les traces d’une activité humaine plurielle et multiforme. Autant de moments qui se révèlent être les supports d’un récit dont la matière est constituée par les éclats de mémoire convoqués lors de l’arpentage de la cité, et qui soulignent un regard acéré sur ce qui est déjà-là, présent. Autant de récits qui s’ébauchent et qui nous parlent de faits. De ceux qui ont eu lieu et de ceux qui pourraient avoir lieu, des récits qui créent chez nous un vagabondage de l’esprit à la recherche des liens signifiants de notre propre vécu. En disloquant la perception ordinaire, Leila Sadel donne accès à un ailleurs parfaitement maitrisé, nous incitant à une chasse aux détails, à l’indice : tracé(s) nous engage à être à l’affût de nos souvenirs.

La langue a signifié sans malentendu possible que la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé.²

on passe des portes — les grenades sont fendillées — on descend dans le jardin — un essaim d’abeilles — un personnage boite et se hisse sur un escabeau — une cage renferme deux perruches jaunes — on délimite et on disparaît — un puits de jours laisse pénétrer la pluie — il faut prendre son temps et se contorsionner — les souvenirs deviennent flous — des vendeurs de fruits ambulants — les images résistent sur la rétine

 

Dans une alternance erratique, les images côtoient des mots, bribes de textes, qu’on identifie à des épisodes d’une narration renvoyant à des souvenirs d’enfance. Ces mêmes souvenirs qui nourrissent également Brisures en 2010 à Rabat, ou l’installation Réminiscences en 2009 qui consistait pour l’artiste à remplacer par ses propres photos de familles celles des occupants de quatre appartements d’un immeuble parisien. Leila Sadel parcourt les rues de Pessac assemblant le scénario de souvenirs à fleur de peau toujours tenaces, dont le paysage entraine la résurgence ponctuelle et fantasmée, construisant ainsi une mémoire, donc une fiction. Cicéron dans la Rhétorique à Herennius nous rappelle comment la mémoire se travaille et de quoi elle est faite. L’espace urbain, varié de préférence, est le lieu où l’on place les images sur les choses, où l’on ordonne les souvenirs : la mémoire artificielle se compose d’emplacements et d’images. Cicéron nous dit comment la mémoire fait office de pure «invention» dans le présent. Pour Leila Sadel il s’agit de poser des marques de son passé sur le présent des choses, et de nouer une fiction née d’une archéologie de circonstances liant l’invisible au visible qu’elle nous propose de partager. Si l’ordre était fondamental pour conserver intacts les textes choisis dans sa mémoire, tracé(s) nous incite à déjouer les parcours trop bien balisés par une malléabilité des éléments (blog, édition, exposition / photographies, textes, dessins) pour que les fictions à chaque fois diffèrent, et empruntent des chemins qui ne doivent en aucun cas être les mêmes.

 

Je considère l’homme comme un animal qui manie les choses, dont l’activité consiste à établir des liaisons et des séparations.³

 

bleu clair – la masse colorée est aquatique — gris – les traits enlacent une forme végétale — orange – les places du parking sont libres — vert – la pelouse est striée — rose – les persiennes délivrent un peu de la lumière — vert émeraude – le portail n’arrête pas le regard — jaune – les solives de la charpente s’ajustent plus ou moins bien — marron – le mur est légèrement disjoint — noir – la forme n’est pas parfaite — rouge – l’angle de la pièce — violet – la marque de construction est visible

Le dessin apparaît comme pour marquer un temps. Il est la pause dans la partition et au-delà des photos, des gestes, des soubresauts de la mémoire, il nous procure du temps. Plus rare encore que le texte il est le moment où les formes glanées, les liens signifiés revêtent la qualité indicielle propre au travail de Leila Sadel. Dans l’ancienne physiognomonie arabe, comme le rappelle Carlo Ginzburg dans Signes, traces, pistes, racines d’un paradigme de l’indice, il y a la firāsa qui permet la fulgurance d’une interprétation en passant du connu à l’inconnu par l’observation d’indices. Leila Sadel ralentie l’immédiateté de ce qui est montré, si sans nul doute elle développe chez nous cet instinct de la firāsa, elle ne nous en laisse pas moins perdu dans une myriade de signes en créant une temporalité disruptive, que le temps du dessin apaise régulièrement. Lorsque nos yeux tombent sur la série de dessins au crayon noir, représentant des arbres enveloppés pour l’hiver, les ligatures qui tendent les fines toiles autour des branches, que l’on devine nues, contraignent nos pensées à la lenteur d’observation. Tout comme la fausse abstraction des dessins en couleurs, qui elle nous guide vers la nature des tracés au feutre. Accumulation de traits et de touches guidés ou à main levée, le dessin n’est jamais en aplats qui noieraient l’intérieur des formes et donc la potentialité d’autres figures.

 

Il y a la part du hasard dans la déambulation, puis la reconnaissance du détail par laquelle la chose est, et qui nous rend présent à l’événement. Leila Sadel expérimente ce processus dans Pessac en marchant, et nous y invite en nous restituant une part de l’expérience dans l’édition, le blog ou l’exposition. Nous sommes lecteurs ou spectateurs entre des faits : nous avons devant nous d’innombrables instantanés, très proches les uns des autres, mais toujours séparés par un intervalle qu’elle nous enjoint à combler pour trouver une continuité illusoire et relative, comme Alix Cléo Roubaud décrivant ses photographies dans le dernier court métrage de Jean Eustache en 1980, Les photos d’Alix. tracé(s) est une astérochronie, en ce qu’il établit en tant que projet des connexions entre des événements hétérogènes dans l’espace et le temps. Alors que Leila Sadel marche dans Pessac, elle est amenée à partir en résidence à Essaouira en mars 2012, où elle produira une série de dessins : L’incertain. Cent dessins de traces rouges, gouttes de sang ou écriture de la fugue, comme des empreintes qui révèlent en nous les instincts du pisteur. Elle s’attache alors à mettre peut-être en évidence ce sentiment du chasseur ancestral obsédé par le détail, l’indice qui permettra sa survie. Le travail de Leila Sadel est une chasse perpétuelle à la circonstance et à l’instant, d’un territoire à un autre, soit qu’elle nous propose de chasser avec elle comme avec tracé(s), ou d’observer les trophées de sa chasse comme dans Histoires sauvages en 2009, série de 35 images, détails volés aux affiches publicitaires dans le dédale du métro parisien.

 

Il est bien évident que les traces ne comblent pas le manque de présence, et qu’il y a une douce violence de l’absence qui sourd de l’œuvre de Leila Sadel comme on peut la comprendre en lisant les étincelles textuelles que sont ses souvenirs, en regardant les images de tracé(s) ou en visionnant la vidéo Fragments en 2008. Le travail de Leila Sadel est loin d’être un jeu naïf, il est le vecteur d’une identité, celle d’un déracinement émotionnel qu’il s’agit de sublimer avec finesse pour nous l’offrir. Ici s’aperçoit un travail qui détermine avec force comment ne pas perdre ce qui construit le rapport que l’on entretient avec son passé.

Il n’est pas nécessaire de chercher une quelconque véracité dans tracé(s), seuls les instants sont propres à être considérés comme vrais, fuyants et en aucun cas immuables, à l’image des cartes de l’édition qui sans numérotation s’agenceront au fil du temps de manière à révéler d’autres liens, loin du premier enchainement. Les seules liaisons qui resteront seront les recto/verso. Il n’y a pas d’analogies à trouver dans tracé(s) car cette notion reflète une relation trop parfaite entre mots et images. Il n’est nullement possible d’y trouver des coïncidences non plus, il n’y en a pas. tracé(s) nous amène à considérer qu’effectivement les fictions de la mémoire nous pensent et nous agissent davantage que nous le pensons ou agissons sur elles. Il y apparait simplement des agencements qui délient l’inextricable sensation que : où que l’on soit, il n’y a de nous que ce que l’on perçoit des faits du monde à ce moment précis.

1 – Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, éd. Gallimard, 1993.
2 – Walter Benjamin, Fouilles et souvenir, dans Images de pensées, éd. Christian Bourgois, 2011.
3 – Aby Warburg, notes inédites pour la conférence de Kreuzlingen sur «le rituel du serpent» (1923), dans Aby Warburg et l’image en mouvement, Philippe-Alain Michaud, éd. Macula, 2000.

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