À propos du projet Recoupements
Un texte de Floriane Arrijuria Minaberry, sociologue et urbaniste & Valérie Champigny, chargée de l’Artothèque Mutuum, 2015
Depuis son Diplôme National de l’Ecole Supérieure des Beaux Arts de Bordeaux (2009), Leila Sadel explore de nouveaux territoires ou parcourt des espaces qu’elle a déjà « marqués » pour les remarquer à nouveau. Elle s’adapte aux contraintes des lieux sur lesquels elle travaille en traversant les zones rurales, les banlieues, les centres- villes… Son atelier devient une zone mobile qui la conduit à inventer une écriture propre à chaque territoire, dans une appropriation progressive d’un cheminement jusqu’à en dégager des « lignes d’erre* » et des lignes de force. La plasticienne se rend sur différents lieux et opère avec un postulat souvent semblable au cours de ses temps de recherche en France, en Suède, en Bulgarie (Sofia, Duzhdovnitsa), en Angleterre (étude du métro londonien), au Maroc ou en Italie.
Elle utilise les transports en commun pour relier un point A à un point B, puis elle fait le chemin inverse à pied par une trajectoire aléatoire. Carnet, crayon et appareil-photo en poche, le chemin du retour est l’occasion d’une imprégnation et de multiples repérages dans une posture à la fois concrète et intellectuelle.
Ces stratagèmes de mise en situation agissent comme des catalyseurs. Leila Sadel développe une perception globale à l’aller et plus dans le détail au retour où elle accumule les notes en marchant et trace des cheminements sans échelles pré-établies. Des choix s’opèrent selon les accroches visuelles témoignant souvent d’une vie sociale. Le regard se pose avec des incertitudes, des intuitions soudaines sur des repères disséminés selon le tempérament des espaces.
Le travail s’installe dans un second temps dans une forme d’archivage documentaire de repères réels et de repères associés par une mobilisation particulière : la mémoire. Ses pensées enrichissent ses productions dans sa découverte ou sa redécouverte d’un cheminement avec des prises de notes a posteriori. L’émergence d’une géométrie métaphorique génère le sentiment d’une appropriation, la reconnaissance d’un lieu d’interrogation entre le « perçu » et le « conçu ».
Le croisement entre repères subjectifs et fragments de souvenirs constitue un ensemble de ressources de non-lieux, de non-dits tissés de temporalités interstitielles. La plasticienne revient fréquemment sur des lieux déjà explorés, parfois plusieurs décennies plus tard comme pour une mise à jour régulière de sa base de données. Cette méthodologie de travail provient d’un ancrage personnel à des lieux.
Leila Sadel est née en 1985 à Casablanca et a quitté le Maroc au cours de son adolescence : y revenir à l’âge adulte était le renouvellement d’une lecture des lieux, des éléments gardés en mémoire, la redécouverte d’une langue. Comment se saisir ou nous ressaisir d’un lieu, d’une culture dont on aurait seulement quelques bribes de souvenirs ou qui nous semblerait inconnu ? Par un regard neuf, Leila Sadel nous laisse décrypter les paysages comme des jeux de données. Les contraintes d’un terrain en évolution sont d’autant plus fortes entre deux passages et nourrissent sa production artistique de l’anthropologie du quotidien.
Après cette phase rigoureuse d’archivage, des projets s’affirment avec un jeu photo/graphique de filtres organisant les compositions mais tout en leur réservant des hypothèses de lectures multiples. Ce travail au crayon sur des carnets est la restitution d’une perception de ses déambulations.
Les repères transcrits pendant ou après ses marches deviennent des formes géométriques qui viendront s’inscrire dans des photographies de l’environnement perçu. La superposition des tracés sur les photographies a latere, en plan serré, crée un sentiment d’étrangeté. Cette zone de convergence du site géographique avec le graphisme fixé sur des supports transparents renvoient à une dématérialisation, une virtualité, un lieu de pertes et d’apparitions des possibles repères et significations.
On ne voit pas forcément ce que c’est… Une sensation d’apesanteur entre le visuel photographique, les tracés linéaires et les notes au crayon superposées, contribue à nous perdre dans la lumière de l’espace poétique et plastique. La singularité de cet espace infime entre le recouvrement et la photographie nous laisse une ouverture dans l’interprétation. Elle stimule notre envie de continuer l’image, d’établir des liens entre des espaces cloisonnés, de contribuer par notre lecture à réveiller notre mémoire. Les repères graphiques nous perdent pour nous faire prendre conscience de la complexité de la notion d’espace.
Le regardeur devient un archéologue enrôlé dans le projet de l’artiste dans une forme d’observation participante particulière. Il associe son empreinte d’autres lieux ou événements à ceux prélevés par l’artiste dans des espaces urbains en perpétuelle mutation. Il y a un déplacement des lignes dans cette pratique artistique en chantier permanent qui se tisse dans le temps avec les relevés détaillés des aller-retour et dont on peut penser qu’elle est l’amorce d’une mémoire collective singulière… avec la matérialisation possible de lieux pas encore explorés.
Leila Sadel restitue une identité hybride des territoires parcourus et questionne notre production permanente de l’espace, de notre maitrise de cet espace avec l’utilisation des nouvelles technologies (GPS, images satellite, open-data…) où l’on qualifie aujourd’hui un parcours par sa seule durée. On pense à la triplicité de l’espace, notion chère au géographe ou « spaciologue » Henri Lefebvre, c’est-à-dire la superposition des lectures à faire entre l’espace perçu, l’espace conçu et l’espace vécu.
Leila Sadel nous met face au conditionnement de notre perception du paysage et nous invite à ralentir pour déjouer un certain langage de nos espaces quotidiens.
* Les lignes d’erre correspondent à la pratique cartographique mise en œuvre par le réseau de Fernand Deligny «Tracer est trace d’être, si on entend que cet être là n’est pas un; il s’agit d’être et non pas de l’être et tracer alors ne représente rien» Fernand Deligny, «Traces d’êtres et bâtisses d’ombres», Œuvres, op. cit., p. 1490.