Au Musée d’Aquitaine, Leila Sadel expose les histoires singulières des migrants
Un texte de Valérie Champigny à propos du projet Refuges, pour Rue89 Bordeaux, 2018
Le projet Refuges est né d’une commande artistique de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA), du Musée d’Aquitaine de Bordeaux et du Réseau aquitain de l’histoire et de la mémoire de l’immigration (RAHMI). La plasticienne Leila Sadel, dont la pratique est orientée sur l’émergence de fictions, la construction de narrations, est alors partie à la rencontre de migrants installés dans l’agglomération bordelaise.
La rencontre par le biais de lieux, d’objets, de récits
Leila Sadel conçoit des installations comme une invitation à un voyage dans plusieurs temporalités. Après avoir parcouru des lieux, retracé des récits de rencontres, capturé des images d’objets, des éléments présents sur son parcours, elle rend compte de l’expérience par un assemblage d’images vernaculaires, de graphiques explicitant ses trajectoires. Cette approche poétique autour de la perception d’un territoire sous une forme à la fois, fragmentée, fidèle et étonnante, stimule notre attention au quotidien.
Leila Sadel questionne les représentations d’un monde chaotique, en mutation dans le temps fuyant comme ces images récurrentes de fleuves en mouvement, chargés d’objets. Il est souvent question d’errances comme action intentionnelle mises au service d’une œuvre orientée vers la rencontre de lieux, de personnes… Dans cette forme de relation construite, le spectateur, le regardeur est indirectement, déjà là, au cœur de la rencontre.
Cette forme d’expression artistique que l’on nomme Esthétique relationnelle – cf. N. Bourriaud (1998) – se définit comme une démarche, un cadre d’échanges où l‘imprévu, la spontanéité et le partage du moment présent participent à l’œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’un espace à parcourir, mais d’œuvrer dans une durée à éprouver.
Refuges, la mise en œuvre
La résidence s’est déroulée dans l’itinérance avec des phases d’exploration de sites « refuges » choisis par ces hommes et ces femmes. Ainsi se construit l’échange en arpentant les centres d’accueil pour les personnes exilées, la bibliothèque, la gare, les quais… sur un banc, autour d’une table, ou dans les transports en commun.
Ce sont des moments d’échanges sur le passé et le présent ; des repérages cartographiés sur la fréquentation de la ville ; des collectes d’éléments d’une réalité fragmentée prélevée au cours de ces instants de rencontre ; des « traces » au sens de Jacques Derrida, c’est-à-dire que la trace peut être conservée, archivée, mais peut tout aussi bien se perdre ou s’oublier et disparaître.
L’étymologie du mot « exil » trouve dans ses racines indo-européenne, l’idée du «sol» et la notion de « saut », l’exil étant ce temps présent, constamment reconduit, liant les deux phases. Au cours de sa résidence, Leila Sadel procède donc nécessairement à une sélection pour une articulation des expériences individuelles de l’exil, dans leurs complexités, en vue de l’exposition Refuges présentée actuellement au Musée d’Aquitaine.
L’expérience de l’exil, des récits singuliers
Au cours de ces temps de partage, d’écoute, ces hommes, ces femmes ont pleinement été pris en considération dans leur singularité. Au moment où les phénomènes migratoires ont atteint une ampleur inédite, où les médias n’évoquent les personnes en situation d’exil uniquement comme une masse, sous la forme de flux, de quotas ou en nombre de personnes disparues, l’individu semble devenir anonyme, voire invisible, réduit à des chiffres, désincarné.
Cette négation de l’individu finit par rendre l’échange illusoire, vain, inutile. «À force d’avoir trop intégré l’universalisme abstrait des Lumières, la philosophie occidentale est devenue incapable d’incarner une vision empathique du réel.» Hannah Arendt dans Condition de l’Homme moderne.
L’installation Refuges révèle avec pudeur le poids des histoires singulières. L’agencement des photographies nous fait pleinement ressentir la charge émotionnelle des parcours de vie entre espoir et souffrance, mais sans jamais tomber dans une forme de voyeurisme de « l’exiliance », tout en nous invitant à la rencontre. On peut aussi y voir une forme qui s’inscrit dans le politique en nous sensibilisant à l’histoire en train de s’accomplir.
L’articulation de ces éléments visuels et sonores crée des situations favorables à la construction de narrations, mais au-delà de l’empathie, on trouve dans cette démarche une forme de dignité dans la considération de l’Autre. Les récits ne se livrent pas d’emblée, il y a la relation entre l’écrit et la photographie.
Et puis, il y a ce rouge persistant qui ponctue l’exposition. Ce rouge ancestral marqué par l’omniprésence d’un passé comme d’une héraldique et qui, en même temps, clignote en mémoire comme d’une urgence à signifier.
L’art de la rencontre, une justesse éthique
Chez Leila Sadel, la justesse n’est pas seulement visuelle, photographique, mais aussi éthique dans la manière de contourner l’écueil de la mise en spectacle des émotions. On perçoit l’attention simple et délicate qui est portée à chacun et qui transparaît dans la restitution. Le choix d’une articulation photographique et sonore, tout à la fois épurée, riche mais sans être exhaustive, laisse de l’espace à l’interprétation afin de nous inscrire dans un voyage pluriel, une fiction de la rencontre. Si l’artiste limite la part sensible, on peut néanmoins ressentir au détour de l’exposition en une seule photographie comme le point culminant d’un film, une tension dans la retenue, une prise de conscience de la réalité dans le non-dit, jusqu’à retrouver une sensation d’apaisement dans le passage d’une photographie à l’autre.
Leila Sadel rend compte de bribes, de fragments, mais ne met pas la rencontre en scène. Elle nous invite à nous immiscer dans ces instants à travers elle, avec un certain degré d’aléatoire. L’émotion se construit au moment de notre cheminement dans la lecture de l’exposition, et notre interprétation ne nous laisse pas indemne.
Leila Sadel explique : « On ne peut pas se mettre à leur place tant les parcours de vie sont intenses. Ce travail correspond donc à mon regard, mon récit des rencontres mais par la photographie, j’ai pu approcher leur point de vue.»
La mémoire et le langage entre érosion et reconstruction
Dans l’installation Refuges, on perçoit les incompréhensions enfouies de chacun, le langage des non-dits, l’attente. Dans une certaine mesure, ces rencontres font écho à sa propre histoire. Leila Sadel est née au Maroc, puis est venue en France à l’adolescence.
Sa pratique puise dans son identité hybride. Leila Sadel explique : « J’ai moi-même la nécessité de toujours recréer des repères à travers mon travail, qui s’est construit en résonance avec mon déracinement au cours l’enfance. Que garde-t’on de son histoire ? Que prend-on avec soi quand on part et qui puisse faire le lien avec ce que l’on a quitté ? »
L’importance de parler des parcours, d’où l’on vient, le caractère fondamental de la mémoire transparaît à travers les photographies d’objets, mais aussi par la langue. Dix ans après avoir quitté le Maroc, Leila Sadel a, dans le cadre d’une résidence, expérimenté le souvenir de sa langue. Elle a effectué un travail Ouvrage sur le langage à partir des mots qu’elle comprenait et des mots qui peu à peu lui échappaient, qu’elle n’identifiait plus.
« On ne maîtrise plus les codes. On finit par se sentir étranger au sein de sa propre culture. »
Le travail des cartes, du langage, de la confrontation à des éléments du réel transpose et sublime une forme d’érosion, de perte, de décalage contraint. « On pense dans sa langue. Parfois, après un long apprentissage, on apprend à penser dans une autre langue. Et on réalise alors à quel point la façon de percevoir le monde et de le comprendre diffère d’une langue à l’autre. » Patrice Meyer- Bisch (droits culturels).
L’usage de l’écrit à travers des récits, des mots mis en son, des mots et anecdotes relatés sur des cartes, est toujours présent dans la pratique de Leila Sadel. L’œuvre est marquée par l’ouverture d’une perpétuelle quête de reconstruction qui, dans cette forme artistique relationnelle, invite à coopérer avec notre propre mémoire.
Corps et gestes, champ et hors-champ
Lors de la présentation du projet, Leila Sadel a nommé publiquement, dans le silence du Musée d’Aquitaine, les prénoms de chacune des personnes migrantes, hommes et femmes ayant participé à ces temps d’échanges et qui étaient, pour la plupart, présents au vernissage de l’exposition. Un moment fort face à la déchirure, à l’exclusion vécue. Ce moment de re-connaissance dans l’écoute des prénoms nous a laissé imaginer des visages, des portraits.
Si Leila Sadel conçoit la notion de « portrait » en restituant la présence par un corpus d’images, composite et hétéroclite ; si elle ne donne pas directement à voir un visage, le corps n’est pas omis. La présence du corps physique incarne, de fait, le récit mais la manière dont il apparaît évoque aussi le corps émotionnel et psychique. On ressent les regards sans les voir.
Spinoza écrit « Nul ne sait ce qu’un corps peut » (Éthique III, 2, S). Selon comment le corps apparaît, il marque son agissement possible au monde et de façon interactive comment le contexte le modèle. Leila Sadel fait le choix d’une soma-esthétique, (soma en grec, « corps »), c’est-à-dire qu’elle souligne le corps vivant en mouvement dans son environnement, mais en jouant avec le hors-champ comme si elle maîtrisait au fond plusieurs cadres, à la fois réels et symboliques.
Le hors-champ est à la mesure de ces héros de notre temps, dans le sens d’un dépassement dans l’espace d’une part, mais aussi à l’intérieur d’une vie purement humaine. Le choix du hors- champ apparaît comme le respect de l’espace privé, comme une barrière à la stigmatisation. Le point de fuite autour des présences se situant souvent hors de l’image agit comme un recommencement, une promesse de liberté vers d’autres horizons, d’évasion au sens de Lévinas. Un geste seulement apparaît à l’image ; l’enveloppe corporelle reste libre et nous donne l’impression d’un monde infini fait de menus détails.
« La rencontre est réelle. Elle prend corps dans un espace physique. Chacun rentre dans le cadre photographique sans obligation. J’aime saisir par l’image comment le corps s’empare d’un objet qui est important pour soi ou encore comment une présence fait corps avec son environnement… La photo d’Alpha est une des premières photos du projet. Je voulais avoir sa posture sur ce banc qui lui est familier. » L. Sadel.
La présence du corps nous parle aussi de la distance, d’un filtre que l’artiste place dans l’échange, comme une forme de pudeur et de respect. Elle ouvre également par cet entre-deux, l’espace qu’elle nous propose pour nous immiscer dans la fiction d’un monde bien plus vaste que les zones délimitées sur les cartes.