L’étrange familiarité des « refuges » de Leila Sadel
Un texte de Jean-Paul Rathier à propos du projet Refuges, 2018
Une robe de satin rouge, probablement celle d’une enfant de deux ans. Le col et les manches courtes sont brodés de ganses et de festons jaune-orangé, verts, noirs et blancs. Avec une petite déchirure dans l’échancrure de la manche gauche, à peine visible. Pour Aziz, ce vêtement coloré est le théâtre d’une absence, celle de sa petite fille restée à Oran. Dans la photo viennent se loger l’amour d’un grand-père avec un soupçon de tristesse, la nostalgie de l’enfance et le souvenir de jours heureux.
Voilà un premier « refuge » qui me touche. Il témoigne de la finesse de l’approche de Leila Sadel pour saisir dans leur simplicité des objets et des lieux à travers lesquels nous pouvons éprouver l’expérience d’une séparation. C’est une invitation à méditer silencieusement sur l’exil, le quotidien des migrants et notre commune humanité.
Tous les « refuges » réunis dans cette exposition mobilisent une triple mémoire affective : celle de la personne rencontrée par l’artiste, et dont le récit a induit la prise de vue ; celle de la photographe qui consent à se faire plaque sensible de sa propre histoire ; celle enfin du regardeur surpris par l’étrange familiarité du lieu ou de l’objet photographié.
Et quelque soit sa place, chacun habite ici entre un presque chez-soi et un presque plus à soi. Tel ce salon bricolé sur un quai du port de Bordeaux : assemblage de planches de récupération et de palettes de manutention avec des coussins en skaï d’un rouge délavé. Personne dans ce salon. Seule présence : un vieux bateau de pêche à la coque rouillée amarré à proximité. Et au loin, sur le quai d’en face, une flottille de voiliers, propres et parfaitement alignés. Qui se retrouve en ce lieu ? Pour parler de quels voyages passés ou à venir ? Là encore, c’est un théâtre de l’enfance que j’ai envie d’habiter, semblable à ces cabanes où nous prenions plaisir à nous réunir pour partager nos secrets et nos rêves d’aventure.
Tant d’autres lieux de passage ou d’attente ponctuent le parcours poétique de Leila Sadel. Chaque photographie accueille une sensation, ouvre une question, de sorte que – précise l’artiste – l’image s’offre à nous comme « une hypothèse narrative ». À chacun.e. de vérifier ensuite comment cela fait écho dans sa propre existence.
Cette œuvre est un geste d’hospitalité, au sens d’une hospitalité radicale, celle dont Jacques Derrida disait qu’elle devait être « inventée pour la singularité de l’arrivant, du visiteur inopiné ». Et c’est bien d’invention dont il s’agit dans la pratique de Leila. Avec l’autre, elle trouve l’objet, l’espace, la lumière adéquats pour traduire une pensée, une émotion, un désir. Elle prélève avec tact, dans l’intime de chacune et chacun, le plus précieux, le plus fragile. Aucune explication à donner. Seulement se contraindre à n’exposer que les signes les mieux partagés, à ne transmettre que les mots les plus ordinaires. Alors se rencontre un déjà-vu ou un déjà-entendu, qui nous troublera d’autant plus que jusque-là nous n’en voulions rien savoir. Leila Sadel est engagée dans une « écriture photographique du réel ». À l’instar d’Annie Ernaux, elle met en scène un « je transpersonnel ». Ceci produit dans chaque image un feuilletage du même et de l’autre, de l’ici et de l’ailleurs. Images-récits d’un quotidien où se restaure notre faculté d’étonnement. De là provient l’étrange familiarité de tous ces « refuges ».